XI

Au Poulet de Cochon

« C’est très étrange. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est mauvais, mais… généralement, je commande plutôt une salade, si vous voulez. »

- Un habitué de l’établissement

Ici, nous n’évoquerons ni phénomène naturel extraordinaire, ni prouesse architecturale antique, ni légende, ni personnage illustre, rien de tout cela. Nous parlerons d’une auberge. D’une auberge quelconque, ni célèbre ni méconnue, un établissement ma foi classique, rénové à maintes reprises, et dont l’ancienneté des pierres - certes remarquable - n’est pas l’objet direct de cet article. Un boui-boui comme un autre, à la croisée des chemins dans le sud de l’Elmelle, somme toute insignifiant. Mais l’auberge Au Poulet de Cochon est de ces histoires insignifiantes qui retracent humblement, quand on les étudie, l’évolution des us et coutumes de notre civilisation sur plusieurs milliers d’années.

De nos jours, le poulet de cochon est un plat pour le moins riche (et c’est peu de le dire, croyez-moi), que l’on ne trouve que dans cette auberge qui en a fait sa spécialité exclusive. Il s’agit d’un poulet rôti, très tendre, farci de viande de porc et de diverses épices, accompagné de pommes de terre, particulièrement généreux en sauce mais avare de verdure. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas le plat qui donnât son nom à l’auberge, mais bien l’auberge qui élabora un plat à partir de son nom, enseigne historique, vieille de plus de 2000 ans. Le plat en effet est assez récent, pas plus vieux qu’une ou deux générations de tenanciers. Le nom original de l’établissement était La Basse-cour, et cet établissement portait comme devise :

“Dans la Basse-cour, y’a pléthore de poules et de cochons”.

La Basse-cour était ce que l’on appelait alors “un bordel”.

Il est important de savoir que le terme vulgaire “bordel”, que l’on emploie aujourd’hui couramment (synonyme du mot “bazar”) nous vient des “bordels”, qui désignaient à une certaine époque les établissements de luxure, où l’on monnayait des rapports sexuels. Aujourd’hui disparues, ces boutiques représentaient en leur temps un véritable commerce, où hommes et femmes s'affranchissaient des barrières que la société leur imposaient. Effectivement, si la question de la sexualité ne se pose pas un instant de nos jours, elle était extrêmement épineuse il y a plus de 2000 ans, et l’auberge Au Poulet de Cochon n’est que l’occasion, le prétexte, pour s’en faire une idée.

Les individus fonctionnaient en couple uniquement, et ces couples étaient systématiquement composés d’un homme et d’une femme. Ce modèle étant imposé par les Éliarques et par une Couronne qui leur était étroitement liée, toute transigeance était sévèrement réprimandé. Bien que cela nous apparaisse pour le moins curieux avec le recul que nous confère Azlalynthe, il faut garder en tête qu’au-delà même des interdictions, les mentalités étaient construites ainsi. Un enfant né à cette époque, n’ayant connu que ce modèle familial, n’avait que très peu de chances d’y déroger. Par ailleurs, l’acte sexuel était considéré comme un besoin trop “primaire” ou même “honteux” pour être traité avec simple banalité. Et dans un contexte où hommes et femmes ne pouvaient laisser paraître leur poitrine en public sans heurter les sensibilités, dans un contexte aux libertés du corps si éloignées de celles que nous connaissons, il est aisé de s’imaginer le développement d’un commerce tel que celui de la Basse-cour. Les choses devenaient enfin “simples” et immédiates, il n’y avait qu’à payer ses relations sexuelles sans tergiversations embarrassées et démarches bienséantes. Ce système - on se le figure bien - devait avoir bon nombre de travers, et notre société serait aujourd’hui bien différente s’il avait perduré.

L’on entend souvent parler du 4è Quadrant 4984, sans pour autant vraiment savoir à quoi il fait référence. C’est à cette date qu’eut lieu la première des onze révoltes des Fesses d’Or, ayant pour objectif la libération absolue des mentalités, la chute des normes et des attendus, l’abolition des contraintes liées au corps et la banalisation de la sexualité, dont la pratique devait être à présent considérée au même titre qu’une partie de Tourque-Tique. Mais un tel combat, livré contre de tels ennemis - la Couronne, le Conseil, et les habitudes - ne pouvait être que long et sanguinaire. Ce n’est que près de 340 ans plus tard, en 5322, à la faveur d’un banc éliarqual renouvelé et progressiste, et du couronnement d’une certaine Sienare De Montcar, qu’un assouplissement des dogmes s’opéra.

Bien sûr, dans ces domaines rien n’est instantané, et il ne s’agit pas là de scrupuleusement retracer les siècles qui, très lentement, amenèrent notre civilisation au point qu’elle connaît aujourd’hui. Je dois même avouer avoir hésité à publier ce texte dans cet Atlas. Il est vrai qu’après tout, il ne me fut inspiré que par l’amusement de cette petite auberge d’Elmelle, qui comme tant d’autres certainement l’auraient fait, retint mon attention et me fit réfléchir. Une halte de voyage qui me rappela que, finalement, je décrivais là l’intérêt même de cet ouvrage.