XII

Dame Bout-de-bois

« Ce doit être le seul fantôme que le temps rend moins... disons, de moins en moins fantomatique. »

- Roland Lanneur, tavernier de Silm

On ne saurait trop le dire, c’est de l’inconnu que naissent les meilleures histoires. Car de cet inconnu, émergent ces sentiments désagréables que l’on préfèrera remplacer par des images. Et c’est bien sûr de ces histoires, de ces images, que naissent les légendes. L’inconnu est omniprésent, et de fait - pour mon plus grand bonheur - notre monde regorge d’histoires. Oui, il est heureux que notre compréhension des choses soit si naïve, si timide, et que le seul fait d’un bruit inhabituel, la simple perspective d’une nuit sans lune, la banale présence d’un brouillard épais, soit source d’émoi et, mieux encore, de crainte. C’est précisément du brouillard que naquit, il y a quelques trente ans, la terrible sorcière de la toundra, connue sous le nom de Dame Bout-de-bois. Une sorcière qui, autant le dire tout de suite, me fit un accueil formidable lorsque je vins la visiter.

La toundra elmellienne, ces splendides étendues sauvages, rudes et poétiques à la fois, est pour l’essentiel inhabitée. Elle s’étend de l’À-pic aux morses jusqu’aux abords de Silm, et abrite une faune aussi parcimonieuse qu’exceptionnelle, dont au moins 60% des espèces sont endémiques. Parmi les plus connues, le harfang petit-rouge, le renard blanc d’Elmelle, et bien sûr, le “roi des ours”, l’hondral. Des espèces toutes capables d’affronter les blizzards hurlants de l’hiver, les brouillards glacés de l’été. La toundra est un lieu somme toute idéal pour qui recherche l’isolement et que les basses températures n’effraient pas. Pas plus que les ours, cela s’entend. Nime Bout-de-bois n’en fut pas effrayée quand, fuyant la vie citadine, désireuse d’exil et de repos, elle bâtit cette charmante cabane perdue dans les brumes. Une femme un peu âgée, plutôt petite, déambulant au rythme lancinant d’une canne de marche plus grande qu’elle, vivant seule au milieu de nulle part et dont on ne distinguait, en passant, que la silhouette au travers d’épaisses volutes d’eau en suspension; il n’en faut généralement guère plus. Aussi, la bonne dame devint bien malgré elle l’héroïne macabre des histoires de la ville. Les rares voyageurs, marchands itinérants et autres vagabonds parcourant la toundra, revenaient à bon port, des histoires plein les poches, faisant d’une banale randonnée un véritable périple. « J’ai échappé à la sorcière ! », « C’est un démon de feu ! », « Votre mère n’a jamais peur les enfants, je l’ai affrontée à mains nues ! ». Nime Bout-de-bois devenait sorcière. Une occupation de tous les instants.

Quelque chose de remarquable, pour celui qui, comme moi, aime observer le monde et ce qui le façonne, c’est que ce mythe… évolua. Non pas en lui-même, mais dans la véracité des faits qu’il prétend vrais. Il devint parfois plus réel, plus inquiétant. Au départ, c’était une histoire pour faire peur aux enfants, pour du voyageur faire le héros. Mais plus l’histoire se transmettait, plus elle devenait réelle dans les esprits. On avait peur de cette cabane isolée, des taches de lumière dans le lointain que nous renvoyait le brouillard. On commençait à prendre d’autres chemins. Ces craintes devinrent générales au moment des premières disparitions. Des voyageurs, des marchands, de ces hommes et femmes robustes du nord, connaissant mieux les chemins que leurs propres poches, qui partaient, et qui ne revenaient pas. Un homme de La Hampe, d’abord, puis un autre de Lyge. Deux pêcheuses de Lanol, suivie d’un commerçant de Silm; de quatre commerçants de Silm. En une année. Et presque autant l’année suivante, près du double deux ans plus tard. Tous - ou presque - avaient pris le chemin de la toundra. Tous avaient disparus sans que personne ne sache où ni comment. Rien, aucune trace ne fut retrouvée. Voyager en Elmelle devint périlleux, pour ne pas dire suicidaire. Pas une explication, pas le début d’une piste. Aucune supposition n’était permise.

C’est dans ces moment-là qu’une sorcière s’avère bien commode. L’inexplicable s’expliquait par l’inexplicable : la sorcellerie, la magie noire, le chamanisme, tant qu’on y était ! Tout devenait clair, les imbricats d’Oke s’alignaient par cette explication ! Non pas qu’il fallut attendre des années pour que cette hypothèse émerge dans les esprits, mais enfin, elle peina à faire consensus. La sorcière fut brutalement interrogée, on fouilla sa demeure, et on la retint captive à Silm pendant plusieurs mois. Les disparitions ne cessaient pas pour autant. On arguait que la malfaisante pouvait, par quelque obscur procédé, agir depuis sa cellule. On la fit surveiller nuit et jour, mais cela ne donna guère de résultats. Aussi, faute de preuves, faute de cadavres humains pourrissants dans des bocaux étagés avec soin dans la cabane de la toundra, on relâcha Dame Bout-de-bois. Pour utiliser ses mots lorsqu’elle m’en rendit compte, “j’avais trouvé là une forme d’isolement bien différente de celle que je recherchais”.

La libération de la sorcière, son innocence, ne fit qu’épaissir le mystère de ces disparitions. Mais vous, lecteur assidu de cet Atlas, vous savez. Vous savez que le mystère est plus épais encore qu’il n’y paraît. Vous savez que l’entité responsable de ces disparitions n’a laissé derrière elle que quatre survivants, et que cette entité n’est autre que le Petit Vagabond. Tout porte à croire, et ceci n’est que supposition personnelle, que le Petit Vagabond a profité de la crainte infondée mais naissante de Dame Bout-de-bois pour agir. C’est cependant grâce aux rares rescapés de l’Enfant Seul et à leur témoignage, que Nime fut pleinement innocentée aux yeux des elmelliens, et qu’elle redevint la sorcière folklorique de la toundra.

Dame Bout-de-bois, une légende qui fit trembler les enfants, qui ébranla le monde, et qui aujourd’hui attire les curieux. La terrible sorcière s’en ravit; certes à la recherche d’isolement, mais appréciant les visites, proposant volontier le gîte et le couvert aux inconnus. J’en sais quelque chose ! Elle en joue, même, et endosse avec appétit son rôle de créature des brumes. Cela profite au petit commerce de potages qu’elle a développé, lui rapportant quelques trions. Des potages qu’elle mijote dans de grands chaudrons, aux yeux amusés des touristes, venus en pèlerinage chez la sorcière, et rentrant chez eux avec de nouvelles histoires. Des histoires qui, à n’en pas douter, résonneront encore bien longtemps après nous.