XIII

Azar Malaore, Éliarque du Vent

« Je ne suis pas tellement intéressant, vous savez. Je suis comme tout le monde. Sauf que je dors mal la nuit et que j’ai mal aux genoux. »

- Azar Malaore

Point de légende aujourd’hui, mais un portrait, plutôt. J’espère qu’Azar me pardonnera l’indélicatesse de cette introduction.

Au fil de cet Atlas, je m’aperçois tenir une certaine place. J’aime me penser “le petit peintre des grandes choses”, souhaitant que ces choses, que ces pierres telluriques, que ce musée, que cette académie fantôme soient l’essence, le cœur même de l’ouvrage. Que le peintre soit occulté, rendu invisible. Mais lorsque Sivre peint Le Mont du silence éternel, ce n’est plus le Mont du silence. C’est l’œuvre de Sivre. Alors, si l’occasion le permet, je lâcherai la plume, et laisserai la parole. J’ai pu rencontrer Azar Malaore dans son atelier des Plateaux Étolis. Nous avons discuté près de deux heures. Deux heures qu’une prise de notes acharnée, au prix d’une tendinite sévère, vous retranscrira en synthèse, et le plus fidèlement possible.

Ce jour-là, l’air était lourd et le temps pluvieux. L’orage ne tarda pas.

- « C’est Edelgan, plaisanta Azar au premier coup de tonnerre. Vous risquez de faire des jaloux en commençant par le jeunot de la troupe. »

Je ri d’autant plus que cette réflexion m’avait bien évidemment traversé l’esprit. Il faut dire que M. Malaore est sans doute l’Éliarque le plus accessible de tous et que du haut de mon humble notoriété, j’étais déjà si excité à la pensée de m’entretenir avec l’un de ces dieux vivants ! Je lui demandai de se présenter.

- « Eh bien, je m’appelle Azar Malaore, j’ai 23 ans, quatre années d’éliarquat - presque cinq, d’ailleurs. Je suis également… euh… assez naze pour ce qui est de me présenter, comme vous le voyez, ajouta t-il en riant. »

Je le rassurai et lui demandai son accord de noter aussi ses hésitations et ses maladresses, qui selon moi font tout le charme et la personnalité d’un individu. Il acquiesça, et reprit.

« J’ai grandi ici. Étolin pure souche. Enfin, “ici”... Je suis né à Colvinte, mais c’est à peine à deux heures de marche. Je suis pas un grand baroudeur, à l’évidence. Et puis voilà, mon truc c’est la bricole, comme vous pouvez le voir. Je… je répare, je construis des choses et des machins. J’ai quelques commandes et pas mal de temps libre, pour tout vous dire, alors… Ouais j’essaie de - enfin, je bosse en ce moment sur un truc ; un système. Je vous montrerai, si vous voulez. Mais l’idée serait de pouvoir voler. Voler, disons… sans restriction, pas simplement planer, mais… la liberté totale. Sauf par un temps comme aujourd’hui, c’est clair. »

À ses manières je sentis tout l’amour qu’Azar portait - et porte encore - à son projet. J’avoue être plus qu’impatient d’en connaître les avancées. L’atelier quant à lui est particulièrement remarquable. C’est un chaos mécanique organisé ; un incubateur à idées géniales, sans le moindre doute. Des outils par dizaines, certains dont je ne pouvais même soupçonner la fonction, cinq ou six plans de travail et des centaines de schémas, croquis et dessins techniques d’un soin tout spécial tapissant les murs, occultant parfois certaines fenêtres. Et bien sûr, des projets çà et là, des engins de bois et de métal, la plupart sous des couvertures, attendant d’être achevés, ou essayés, ou ajustés.

« Sinon voilà, euh… Je me suis planté là, sur le Grand Leo, qui est bien parce qu’il est vraiment très dégagé. Vous avez dû voir en venant que les Plateaux sont très “ouverts”, mais celui-là tout particulièrement. Et j’aime beaucoup ce paysage, ces grandes étendues d’herbes. En fait, ce que j’aime surtout, c’est l’absence de relief. Pas un rocher, pas un arbre, pas la moindre colline, pas même une habitation dans les cinq lieues à la ronde, en dehors de l’atelier. Rien pour influencer le chemin du vent. »

Azar avait pris un air pensif, dramatique, qu’il rompit aussitôt.

« Ouah ! J’espère que vous l’avez notée, celle-là, je suis rarement aussi poétique ! En fait, c’est surtout super pratique pour faire des tests de portance sur des vents réguliers, ce genre de choses… Et, que dire d’autre ? Je ne suis pas tellement intéressant, vous savez. Je suis comme tout le monde. Sauf que je dors mal la nuit et que j’ai mal aux genoux, mais à part ça… »

J’arguai que tout le monde n’était pas un élu des déesses, et qu’en revanche les insomniaques ne manquaient pas. Après quoi je le questionnai sur ce que ça faisait, de devenir Éliarque. Sur ce que l’on ressentait d’être celui sur qui Azlalynthe avait porté son aveugle dévolu. Le plus jeune Éliarque depuis 400 ans devait avoir un souvenir cristallin de ce jour si particulier pour tous.

« Oui, comme si c’était hier ! me répondit-il avec la grimace de celui qui se remémore sa dernière grippe. Comment est-ce que je vais vous dire ça… ? J’ai cru mourir chaque jour pendant six mois. Sans exagérer. Alors, c’est une chance de dingue, c’est - je veux dire, quand on est gosse on s’imagine tous Éliarque un jour ou l’autre. Et d’ailleurs, c’est marrant, je… j’étais toujours celui du Vent, moi. J’adorais cet élément, je sais pas pourquoi. Et je me disais que… enfin, que si… “j’aimais” suffisamment le Vent, je finirais par effectivement… vous voyez. C’est con, mais j’y croyais dur comme fer. Depuis j’ai discuté avec Nepher Aran et… non. Non, c’est pas un critère. Je le salue au passage, tiens ! Bref, pour en revenir… Le truc quand on est gosse, justement, quand on joue aux Éliarques, c’est qu’on se voit investi tout à coup d’un genre de pouvoir magique, et roule ma poule : on est devenu Éliarque. Et à partir de là, bien sûr, on déclenche toutes sortes de super-cataclysmes comme qui rigole, d’un claquement de doigts. Or, euh… C’est pas tout à fait ça qui se passe, non. De ce qu’on pense en comprendre aujourd’hui, le corps devient comme le “réceptacle” de l’élément. Du Vent, pour ce qui me concerne. Comme si chaque brise, chaque zéphyr, le moindre souffle de vent, la bourrasque ici, la tornade là-bas, comme si tout ça puisait sa force, son origine, même ; en moi. C’est… proprement éreintant, exténuant, et sûrement plein d’autres adjectifs en “ant”. On met des mois à s’y habituer. Même par presque ne plus rien sentir, je crois. Pourtant je vous garantis que j’en ai bavé. C’est des jours à pas sortir de votre lit, avec des migraines, bon sang ! j’aurais voulu m’ouvrir le crâne et touiller, des fois que ça y fasse quelque chose. Mais je sais réfréner mes envies de bricolage, quand il le faut ! De toute façon, j’avais les muscles paralysés par moments, ou la vision troublée. Je voyais des millions de points lumineux, minuscules - vraiment infimes - qui se baladaient dans mon champ de vision. Ils finissaient par s’agglutiner, quand je me concentrais dessus, et par former des… formes. Diverses. Et un bon nombre d’autres symptômes plus ou moins indescriptibles pour lesquels le meilleur soignant du monde vous signerait sans hésiter votre “bon à trépas”. »

Azar marqua une pause, ce qui me permit d’achever ma prise de notes frénétique. Dehors, la pluie martelait toujours les fenêtres de l’atelier.

« Vous vous souvenez de l’absence de vent ? reprit l’Éliarque. À la mort de Sengrenel ? J’avais… Vous pensez, j’avais jamais vécu la mort d’un Éliarque, avant. Et vous ? »

Moi non plus. Damandra Sengrenel, Éliarque du Vent avant Azar, est décédée depuis près de cinq ans maintenant, fin 6993, à l’âge de 160 ans. Des éliarquats actuels, le plus court après celui d’Azar est détenu par Nepher Aran, Éliarque du Feu depuis 51 ans.

« J’ai mis du temps à m’en rendre compte. D’ailleurs, je m’en suis pas rendu compte, c’est mon père qui me l’a fait remarqué, deux jours après. Plus tard dans la soirée, la nouvelle de la mort de Sengrenel arrivait à Colvinte. Mon père était triste, comme tout le monde, mais fier comme tout d’avoir anticipé l’affaire ! Plus de vent. Plus le moindre déplacement d’air. Ça m’avait pas semblé si extraordinaire, sur le coup. Plus de vent, oui, bon. Ça arrive. Puis on est montés sur le plateau. On habitait le ravin, à Colvinte. On est sortis de la ville, pas très loin. Et là… Ouah, c’était… Ouais, extraordinaire, pour le coup. Les nuages qui restaient avaient l’air de tissus déchirés qu’on aurait cloués au ciel. Et l’herbe. Les étendues d’herbes immobiles - strictement immobiles. Il n’y avait plus que les criquets pour actionner les brins, par-ci par-là. Enfin, vous devez vous en souvenir. »

Effectivement, je me souviens avoir été hypnotisé par ce monde auquel il manquait un élément, et je fus touché de ressentir ce même envoûtement dans la voix du jeune Éliarque.

« Six jours. Sans vent. Au bout de ces six jours, j’étais au fond de mon lit, mes parents fous de joie d’avoir un fils au bord de la mort ! Le vent s’était remis à souffler, mais essentiellement dans ma chambre. Un peu… comme si j’arrivais pas à le retenir. Et c’était même complètement ça. On a dû retirer tous les objets de la pièce, et prier pour que le toit résiste. Cette phase-là, heureusement, a été assez courte. Quelques jours, deux ou trois. N’empêche, je me demande ce qu’il se passe pour l’Éliarque du Feu à ce moment-là. Ou même pour les autres. C’est super dangereux ! Il fout le feu à sa cahute ? Il faudra que je pose la question à Nepher. »

La “phase” qu’évoquait Azar me revint sous le nom “d’encercle instable”. Elle est définie dans tous les livres sur le sujet comme une courte période de total incontrôle, “d'encapsulation” de l’élément déchaîné. Chez un Éliarque du Feu, l’encercle doit effectivement se traduire sous forme d’incendies, mais n’ayant rien trouvé sur le sujet, cela reste à vérifier. Quant aux six jours sans vent, c’est, dit-on, le temps que met Azlalynthe à jeter les dés. Cet intervalle, durant lequel l’élément cherche refuge, est appelé “Passage”. Sa durée est paraît-il variable, et se serait parfois étendue sur plusieurs dizaines de jours. Le Passage ne se caractérise cependant pas systématiquement par l’absence de l’élément. À la mort de son Éliarque, l’Eau, au contraire, abonde. Les nuages se résolvent alors en pluies démentielles, les fleuves sortent de leurs lits, les océans se soulèvent, les ruisseaux se font torrents… Peut-être cela reste t-il préférable à vingt jours de sécheresse, tout de même.

Mais que de questions, alors ! qui pourraient bien me faire l’affront de rester sans réponse. Car cela implique une distinction dans la nature même des éléments ! Et quelle en serait la raison ? Pourquoi le Vent chercherait-il le refuge d’un Éliarque pour… ne serait-ce qu’exister ? Alors que l’Eau, elle, est en quête de celui qui pourra la contrôler, la canaliser, de celui qui saura contenir sa fureur débordante. Pourquoi ?

Rien d’étonnant à ce que les éléments, les Éliarques… les piliers, pourtant ! Les piliers de la civilisation ilyrienne ! Rien d’étonnant à ce que ces piliers n’aient jamais quitté les murs de la Chambre d’Étude du Monde à Connaître, lorsque l’on considère les brumes qui les enserrent.

Qu’il me plairait de vivre un nouveau Passage ! Et cependant, je ne peux me résoudre à la souhaiter vraiment. Le banc éliarqual actuel est prodigieux, chacun de ses membres hautement apprécié, et le climat en Ilyr s’en ressent. Un calme, une sérénité qui semble durable s’est installée depuis des années, et le banc des Éliarques - autorité suprême d’Ilyr - est loin d’y être étranger.

Ces réflexions, nous les partagions avec Azar autour d’un grand bol de thé noir, qu’il avait eu la gentillesse de préparer. C’était une infusion de sentoise parfumée au cassis. Cela nous amena tout naturellement vers la capitale, dont la sentoise est l'emblème.

« J’y suis allé qu’une fois, pour la nuit de la Consécration. Sur la grand-place Fendôme. Crevant, c’est clair, mais magistral. C’est cette nuit-là qu’on réalise vraiment. Que j’ai réalisé, en tout cas. Que j’étais un Éliarque ; même si j’ai horreur de le dire comme ça. Je trouve que ça fait prétentieux. Je finirai peut-être par m’y faire. Ou par devenir prétentieux ! Mais, ouais… La fête a duré jusqu’au matin, c’était vraiment inoubliable. Surtout pour un gars de Colvinte. Et d’autant plus pour un gars de Colvinte qui venait de passer les six derniers mois à grelotter dans son plumard. Et… Enfin, après quoi j’ai été introduit au Conseil. Et nous y voilà. J’ai pas rencontré de problèmes - comme vous alliez sûrement poser la question - rapport à mon âge. J’ai été bien accueilli, les autres Éliarques sont tops. Oh, bien sûr, j’en suis pas à taper du poing sur la table. D’ailleurs, personne n’a besoin de le faire, mais c’est pour dire… j’apprends encore. Malinda a beaucoup d’expérience, et elle est vraiment très aidante. C’est quelqu’un de chouette. »

Nous discutâmes encore un moment de choses et d’autres, de questions qui certainement n’intéressent que moi. Je finis par boire mon thé, froid mais généreusement infusé, puis je suivis Azar vers l’entrée de l’atelier. À gauche de la porte, une couverture dissimulait une autre des créations de l’Éliarque. Il la retira, dévoilant deux grandes ailes de bois articulées, repliées sur elles-même et fixées sur un harnais de métal.

« C’est assez rudimentaire, mais ça fonctionne. Le truc, c’est… Enfin, il faut être Éliarque du Vent pour que ça fonctionne, ajouta Azar, un peu gêné. Et encore, je ne manipule pas aussi bien le vent que Sengrenel. Il me faudra de la pratique. Mais un jour, je pourrai voler. »

La tempête, qui ne faiblissait pas, me priva d’une démonstration. Je remerciai Azar pour son accueil et il me promit que nous nous reverrions. Puis je quittai l’atelier, ma veste sur la tête et mes notes à l’abri dans mon sac. Sur le chemin de Colvinte, où m’attendait ma chambre pour la nuit, je ne pouvais m’empêcher de repenser aux derniers mots de l’Éliarque. J’imaginais dans le ciel un homme ailé, virevoltant aisément au gré du vent. Au gré de ses désirs. Car rien n’est plus certain.

Azar pourra voler.