VIII

L’Académie fantôme du roc

« […] quant à savoir si le roc est réellement hanté ou non… Disons que je ne pense pas que grand-monde puisse vous renseigner concrètement. »

- Mégane Delcarte, veuve – notamment - de Tedoria « Ted » Philps, ou « la Dame aux 100 éplorés ».

Il est impossible - inconcevable même - pour l’explorateur avide de découvertes et animé de curiosité que je discerne chez chacun de mes lecteurs, de ne jamais contempler de ses yeux un coucher de soleil depuis les rivages de la magnifique bourgade de Roër-au-Large. Non vraiment, ce lieu, iconique de l’archipel de Vauk* et rendu célèbre dans le monde entier pour la beauté de son paysage, ne pourrait avoir été davantage à la hauteur de sa réputation que depuis la création de son Académie du roc, il y a plus de 200 ans. De son nom complet, « l'Académie de magie solaire du roc Tedoria » était considéré comme le plus bel édifice jamais construit. D’une architecture impressionnante d’alcôves entrecroisées, de colonnes courbées, de tours et d’escaliers, c’est par-dessus tout ses innombrables et gargantuesques vitraux qui firent sa réputation. « L’école de verre », perchée au sommet de ce pic rocheux en pleine mer, ne tarda pas à faire parler d’elle dans le tout-Ilyr.

Nous sommes à une époque où émergea le concept de « magie solaire ». L’on pensait que l’astre solaire ne faisait pas partie du réel. Qu’il n’était pas de notre monde, qu’il était trop puissant, surnaturel. En un mot comme en cent, qu’il était magie. L’on pensait également que cette magie pouvait être canalisée et maîtrisée. L’on vit apparaître de plus en plus d’adeptes de cette hypothèse (appuyée par les expériences menées sur la roche de glace, entre autres, dont la faculté à emmagasiner la chaleur du Soleil impressionnait), et certains tentèrent même de... capturer le Soleil. Tout cela paraît bien étonnant de nos jours, et peut-être même naïf, mais ce n’était pas l’avis de l’Éliarque de la Lumière de l’époque, décédé il y a de cela quelques années à l’âge de 304 ans, Tedoria Philps. Persuadé du bien fondé de ces théories, sans autre certitude que ses convictions, Philps finança le projet d’une académie qui enseignerait la magie solaire. Il dépensa une part colossale de sa fortune dans la construction de l’école la plus incroyable que l’on puisse imaginer. Elle serait faite de pierre, bien sûr, mais également de verre, afin que le Soleil y soit maître. Les classes furent rapidement remplies, malgré le coût exorbitant des études, réservant l’apprentissage de cette nouvelle magie aux plus fortunés. Une aubaine formidable pour les habitants de Roër-au-Large, modeste bourgade désormais fréquentée par de richissimes apprentis sorciers. Le rivage s’animait, de nuit comme de jour, les barques des élèves allant et venant, mais n’étant jamais aussi beau qu’en début et en fin de journée, lorsque le Soleil frappait les vitraux de l’Académie de magie. La féerie ne dura pas. Les élèves amarraient leurs barques chaque soir aussi instruits qu’ils l’étaient en partant le matin. On se rendit compte très vite que Philps n’avait rien à enseigner, et qu’aucune magie ne fut un jour pratiquée dans les murs de l’Académie. L’école compta bientôt autant d’élèves que de professeurs, derniers adeptes convaincus que la magie solaire était réelle. L’Éliarque fut traité de charlatan, d’escroc. Pendant trois ans, il fut réduit au Silence, lui interdisant toute participation au Conseil des Éliarques. Philps n’était pas détesté du peuple, on éprouvait même pour lui une certaine tendresse. Sa conviction l’avait dépouillé bien davantage qu’elle n’avait dépouillé ses élèves. Il passa dès lors pour l’Éliarque rêveur et simplet, qui se lance à l’aventure sans trop y réfléchir. L’Académie de magie solaire du roc Tedoria, quant à elle… s’était éteinte.

Les années passèrent et Roër-au-Large redevint le village modeste qu’il était. Tedoria Philps se fit oublier du monde, se montra moins. L’on apprit son mariage avec Mégane Delcarte peu avant sa mort, mais ce fut tout. Voilà deux siècles que l’édifice, abandonné à son sort, frappé tant par le Soleil que par les vagues et le vent, n’étant visité par nul autre que Philps lui-même – ce dernier ayant, d’amertume, pense-t-on, interdit l’accès à quiconque voudrait s’en approcher – voilà deux siècles que l’édifice tombe en ruine. De somptueux vestiges ainsi perdus au large des mers glacées de Vauk ne pouvaient que donner naissance à de funestes rumeurs. Peut-être furent-elles répandues par Philps lui-même, afin d’éloigner les curieux. Toujours est-il que, selon ces rumeurs, le roc serait hanté, peuplé des espoirs perdus et vengeurs de son créateur. Symbole d’illusions et de rêves, édifice de lumière et de magie, l’Académie de magie solaire du roc Tedoria est aujourd’hui la proie des ténèbres. Elle inspire la crainte, le rire, et la fascination. Malgré tout, elle offre, aujourd’hui encore, les plus beaux couchers de soleil au monde.