V

Le musée des Lucarnes d’Alanfort

« Atteindre le sommet des Lucarnes marque la fin, pour beaucoup. En ce qui me concerne, cela marque le commencement ! »

- A. Sivre (Rives de Mau, Cimetière, Un faubourg).

Alanfort, ville d’Arts et de Sciences. S’il est parfaitement impensable de songer visiter la Cité-Neuve d’Alanfort sans faire un tour par le grand observatoire, sans arpenter le quartier des savons, sans se rendre à l’opéra Sirco et au théâtre Beausoleil, sans s’attarder dans la ruelle Première et ses nombreuses échoppes pittoresques, alors il est inimaginable, inconcevable, et même interdit ! de ne pas fouler les marches du musée des Lucarnes. Nichée au sommet de la butte de Pirouge, la tour des Lucarnes surplombe la ville de ses 323 mètres de hauteur. En son sein, des milliers de peintures, allant de la toile la plus modeste au chef-d’œuvre de grand maître, chacune ouvrant une petite lucarne sur le monde de l’artiste. Les réelles lucarnes de la tour, quant à elles, sont scrupuleusement étudiées de manière à ce que la lumière du jour ne vienne jamais frapper l’un ou l’autre tableau, risquant d’endommager l’œuvre. Un mécanisme amovible, disposé à chaque ouverture, doit être actionné plusieurs fois tout au long de la journée, permettant d’orienter la lumière entrante. Sur les 43 membres du personnel du musée, 9 sont assignés à cette tâche, nécessitant beaucoup d’attention.

Les Lucarnes, une merveille de complexité architecturale de 102 étages, comprenant le hall d’accueil et la remise, au plus profond des sous-sols. Restent 100 étages entièrement consacrés à l’exposition de tableaux. 100 étages à parcourir dans cette atmosphère particulière, de bois et de pierre, à la luminosité millimétrée. En partant de l’entrée, 90 paliers au-dessus, 10 en-dessous. Le rêve de tout artiste peintre est de voir sa toile grimper les étages, et arriver, peut-être, au centième palier. Le sommet de la tour est alloué à une peinture, et une seule. Comment gravit-elle ces nombreuses marches ? vous demanderez-vous. À son entrée dans le musée, tout visiteur reçoit 10 « gages d’admiration ». Il s’agit de petits jetons, frappés d’une sauterelle, l’emblème du musée. Sous chaque tableau se trouve une urne scellée, prête à accueillir les gages des visiteurs. Le jeu est complexe, cela va sans dire. Il s’agit de scrupuleusement placer ses gages, de les placer sur les œuvres les plus marquantes à nos yeux. À la fin de l’année, le tableau ayant reçu le plus de gages aura l’insigne honneur de siéger au centième étage des Lucarnes, et d’octroyer à son peintre 15 trions par gage reçu. En dehors de cette « Lucarne de l’année », un relevé est pratiqué chaque semaine dans les urnes à jetons, et la place des tableaux est alors modifiée en conséquence. Les tableaux les plus récents sont accrochés au palier numéro 11 (au premier étage). Les peinture n’ayant généré aucun gage d’admiration pendant plus de 90 jours sont déplacés dans les paliers 1 à 10 (au sous-sol). À moins d’obtenir les 20 gages requis au cours des 365 jours suivants, la peinture sera restituée à son propriétaire.

Le système de votes stratégiques, qu’offre le musée des Lucarnes, intéresse tout particulièrement les mathématiciens probabilistes de l’Institut des Sciences d’Alanfort. L’on observe deux comportements bien dissociés quant à l’utilisation des gages d’admiration. Le premier nuirait, paradoxalement, aux peintures les plus célèbres. En effet, le taux de fréquentation des hauts paliers est plus faible que celui des étages les plus bas, le nombre de marches à gravir dissuadant nécessairement un grand nombre de visiteurs. Les jetons tombent alors plus facilement dans les poches des œuvres situées entre les paliers 20 et 40. Cela étant dit, le second comportement que l’on constate, est que les gens réservent leurs jetons pour les étages les plus hauts, de façon à pouvoir juger quelles toiles méritent le plus leurs gages d’admiration, et ce, en connaissance de ce qu’offre le musée. Ainsi, les courageux parvenus aux paliers 90 à 99 disposent très souvent d’au moins 7 jetons, à la faveur des peintures de ces étages. Indéniablement, l’honneur de se retrouver seul maître des Lucarnes pendant une année, est très difficile d’accès.

Cette année (6998), cependant, le centième étage abrite, pour la première fois depuis l’ouverture de la tour, deux toiles. Deux toiles pour deux maître-peintres différents, ayant obtenu le même nombre de faveurs de la part des visiteurs. Auguste Sivre, que l’on ne présente plus, et qui parvient pour la seconde fois à gravir les marches des Lucarnes avec sa toile intitulée Cimetière, et Maza De Chancourteau, artiste méconnue jusqu’alors, ayant sublimé les regards de ses jeux de lumière dans son œuvre Vivre hier. L’on dit qu’il ne pouvait y avoir meilleure toile pour accompagner Cimetière au sommet des Lucarnes.