IV

Le Salopard

« L’appeler le Salopard, c’est encore faible. Pour moi ce sera le Fils de putain. »

- Roland Lanneur, tavernier de Silm.

Demandez à n’importe quel autochtone des côtes nord-est d’Elmelle, il vous répondra toujours que vous ne ramerez pas assez fort pour la marée haute, et que vous ne courrez pas assez vite pour la marée basse. C’est le lot de ceux qui se risquent à s’aventurer sur les flots capricieux du détroit du Salopard, séparant le continent de la presqu’île de Méande. Un sobriquet bien peu conventionnel à placer sur les cartes, mais c’est pourtant bel et bien son appellation première depuis maintenant plusieurs siècles. Et pour cause, l’on estime les eaux du Salopard responsables de presque la moitié des disparitions en mer au cours de ces dernières décennies, on leur attribue des milliers de trions de dommages fluviaux chaque année, et on les accuse d’être la ruine des côtes, ainsi que de la presqu’île défendue.

Pourquoi tant d’histoires sur ce détroit ? Car il est imprévisible. À marée basse, le Salopard, jonché des carcasses de navires et parfois de corps déchiquetés et boursouflés, vous laisse paisiblement passer et arpenter sans difficulté ses 2,2 kilomètres de largeur… jusqu’à ce qu’il en décide autrement. Il semble en effet impossible de prévoir quand, et en combien de temps, l’eau sera de nouveau là. Il est également exclu d’envisager la traversée autrement qu’à pieds. Carrioles et chevaux ne peuvent évoluer sur ce sol irrégulier et acéré formé par les nombreuses dents de roche. Ces mêmes dents de roche qui seront la hantise des fous osant braver le courant à marée haute. Le courant est si fort, et les remous si violents, que les embarcations se retrouvent rapidement brisées en deux, et les marins ne tardent pas à en faire autant. Il est imprévisible. « Être aussi réceptif que le Salopard à la Lune », voilà une expression courante résumant bien le fond du mystère. La Lune elle-même ne semble pas avoir d’emprise sur le comportement du Salopard. Abandonner Méande à elle-même, c’est ce que recommandent les plus sages, mais ses terres sont porteuses de richesses attractives pour les audacieux. Richesses minières, richesses halieutiques ou même historiques. L’île attire encore les convoitises.

Méande abritait autrefois les Hondres, clan parmi les clans, peuple parmi les peuples, ils auraient dominé le Nord plus de 400 ans. Les Hondres furent craints et respectés des autres clans tout au long de leur existence, mais jamais autant que sous le règne de Lorsha le Grand. Réputé aussi juste et bon qu’impitoyable et sanglant, le détroit fut baptisé de son nom : le Tempérament de Lorsha. L’on dit que seuls les Hondres savaient comprendre le détroit, et surent en tirer avantage aux dépens des autres clans. Le Tempérament de Lorsha, encerclant l’île, leur assurait protection et dissuasion des plus efficaces. Avec le déclin du clan, et le nombre grandissant de victimes, le terme de « Salopard » apparut dans les conversations. Il est aujourd’hui le nom officiel du courant meurtrier, bien que certains le qualifient d’irrespectueux envers l’un des plus grands chefs que le Nord ait connu.